Transcription
Pétillante, libre, inspirante. À travers chacun des mots qu’elle choisit soigneusement, Kim Thúy raconte des histoires aux résonances universelles. Incarnation de la résilience, l’écrivaine d’origine vietnamienne nous prouve, depuis la parution de son premier roman, Ru, que la littérature et l’aptitude à voir la beauté du monde peuvent triompher des pires tragédies.
En 2019, le Conseil des arts et des lettres du Québec invitait l’écrivaine à offrir une conférence inédite devant public, à la Grande Bibliothèque. La discussion entre Kim et le public a été tellement mémorable, que l’idée d’en faire un balado est rapidement fait son chemin. Alors pour le plaisir de vos oreilles, on vous invite à plonger dans l’extraordinaire imaginaire de Kim Thúy.
Kim Thúy (KT) : Je vous raconte l’histoire de la gaine. Pourquoi je possède une gaine? C’est que, vous savez, pour le prix Giller, dans le Canada anglais, pour les livres qui sont écrits directement en anglais ou traduits en anglais, eh bien on accorde le prix Giller. Et oui, le prix prestigieux est sûrement le prix du Gouverneur général, mais le prix le plus important en chiffres, je vous dirais, c’est rendu le prix Giller qui est, pas mon époque, mais maintenant c’est 100 000 $. Et pour un auteur, 100 000 $ eh bien… Bien, c’est ça! On arrête d’écrire! Et le Giller est très très important dans le Canada anglais, on l’entend moins ici, mais dans le Rest of Canada (ROC), comme on dit, c’est un très gros prix et c’est télévisé en direct à la CBC pendant une heure à la soirée du prix. Et quand j’étais finaliste pour ce qu’ils appellent la liste longue, on était très content ma maison d’édition à Toronto et moi, évidemment. Ah oui, je vois, une petite parenthèse!
Ma mère, mes parents étaient aux États-Unis, avec mon fils Valmont, qui est autiste, comme vous savez. Et donc elle m’appelle pour me donner des nouvelles de Valmont. Ouais, ils sont arrivés bel et bien chez ma tante et tout ça, et j’ai dit : ah! Tu sais quoi? Je viens de recevoir une nouvelle comme quoi Ru, oui, c’était Ru qui était finaliste du prix Giller. Silence. Il y a pas de réponse de l’autre bord. J’ai dit : bien le prix Giller, tu sais, ils donnent beaucoup d’argent, c’était 50 000 $ ou quelque chose comme ça. Elle dit : ah oui, pis ton fils, il a mangé deux bols aujourd’hui et ça va vraiment bien. Il est pas du tout désorienté chez ta tante et pis on revient dans deux jours. OK bye. Donc c’était ça, donc c’était très excitant. Et quand elle est revenue, la première chose qu’elle m’a dit, elle dit, et quand Ru est devenu finaliste sur la liste courte, c’est-à-dire cinq ou six livres, les six derniers finalistes. Je lui ai annoncé ça, puis elle m’a juste dit : bon, essaie d’être à la hauteur de cette nomination-là, maintenant parce que là on t’a mis là. Bon, essaie d’être une bonne personne pour mériter vraiment cette nomination. Bien parti! Et donc je pensais jamais que j’allais faire cette courte liste et je ne savais pas non plus que, quand on est nommé sur la courte liste, eh bien on doit être présent à Toronto pour la soirée à la télé et tout ça. Et donc la maison d’édition à Toronto m’a dit : bon, Kim, telle date, tel jour, il faut que tu viennes et tu dois passer quatre jours à Toronto. Je leur dis : mais je peux pas! Le calendrier est déjà… Ben, j’avais des dates de voyage à l’extérieur de la ville et tout ça, donc, à l’extérieur du pays, donc, ben non je peux pas.
Là elle dit… Je pouvais venir au début pour une entrevue et puis à la fin, à la soirée même seulement. Et c’était, vous vous souvenez la tempête Sandy, et donc ce matin-là, les avions ne fonctionnaient pas, donc je pouvais pas atterrir à Toronto comme prévu. Là ils ont dit : saute dans le train, prends le train, viens-t’en. Alors, je saute dans le train, je pars et j’avais pas de robe donc j’avais appelé un ami qui était dessinateur. J’ai dit : est-ce que t’as une robe? Est-ce que t’as une robe pour moi et tout ça? Il dit : bah viens, viens essayer. Il avait une robe, mais pour des mannequins, pour un défilé de mode. Et les mannequins c’est 6 pieds et ça de large. Et moi, ben je suis 5 pieds et ça de large. T’sais, je veux dire! En tout cas, ça marchait pas. Là, on essayait, pis il était pas capable de me zipper comme on dit, pour monter là. Donc, il dit : on va trouver une solution. C’est que, il laissait la fermeture ouverte. Pis là, y’avait juste un crochet ici et un crochet là, pis le dos était ouvert. Donc là, là tout rentre. Parfait! Là, il a coupé d’un pied environ pour que je puisse marcher. Et donc, je partais avec la robe. Il dit : mais la robe est faite pour quelqu’un de 6 pieds donc la taille est pas à la bonne place, on dirait. Comme cet ensemble! Là, il dit : il faut que t’achètes une gaine. Faut que tu achètes une gaine parce que, là… pour replacer les choses. Là je dis : mon dieu, où est-ce que je vais acheter une gaine. Je cours dans une boutique, j’avais deux minutes. J’ai dit : madame, est-ce que vous avez une gaine? J’avais jamais acheté ça. Elle dit : bien, essaye, y’a ça, ça. J’ai dit : non. La meilleure gaine que vous avez parce que je dois replacer les choses pour la robe. Je vous jure, c’était un petit rectangle comme ça, c’était tout petit. Et elle dit : prenez ça, ça va remonter les fesses et aplatir votre ventre, vous allez voir, vous allez être une nouvelle personne. J’ai dit : parfait! Je prends le petit carré.
Je pars à Toronto. Panne d’électricité à 15 minutes de Toronto. Tout le monde panique parce que j’étais dans le train, puis je pouvais rien faire. Donc, j’ai demandé au contrôleur est-ce que je peux descendre puis marcher. Je vais marcher jusqu’au centre-ville. Là, tout le monde a bloqué la porte, ils avaient vraiment peur parce que moi j’étais prête avec ma valise. Je peux marcher à un côté, mais là ils ont dit non, vous restez là. Là j’arrive donc fallait que je m’habille très rapidement parce que les caméras commençaient et là, j’ai mis ma gaine et tout, et là j’étais pas capable de mettre le crochet. Parce qu’il fallait, je sais pas, il fallait voir. Là je comprends pourquoi à l’époque, les dames avaient toujours une servante qui les aidait à s’habiller. Alors, moi j’étais pas capable de m’habiller. Alors, je me dis : ah! Comment je vais faire? Donc je rentre dans l’ascenseur. J’ai dit, je vais aller à la réception, quelqu’un va m’aider à me fermer tout ça. Donc vous imaginez la gaine là, la gaine est là. Je rase l’ascenseur comme ça, je rentre, et là y’a un monsieur qui rentre aussi. Là il me dit : You look beautiful tonight! J’ai dit : Yes, thank you. J’ai dit : As a matter of fact, est-ce que vous pouvez m’aider? Et donc je lui montre. J’ai dit : Could you put the hook on? Et là il me dit en anglais : I have to touch you. Pis là dans le moment de panique, j’ai dit : yes, touch me, touch me! J’ai dit ça tellement, avec tellement d’enthousiasme qu’il a eu peur. Il était comme : ah! Parce que j’ai dit : touch me, touch me, touch me. Et là, eh bien on est rendu au rez-de-chaussée, donc on est sorti de là. Et il devait le faire devant tout le monde, à m’attacher la robe.
Et là, dans le courant de la soirée, vous savez, à la pause, il y avait une caméra sur chaque finaliste parce qu’on voulait nous montrer comment on est déçu de ne pas gagner, comment on est content et tout ça. Et à la pause, la caméra a vu que Bob Rae est venu me saluer. Il était pas le premier ministre de l’Ontario à ce moment-là, c’était fini, mais quand même. C’était Bob Rae. Il vient et je me suis retournée trop rapidement et donc le crochet, ici, s’est décroché. Parce que, vous comprenez, la robe était pour quelqu’un de 6 pieds, donc le tronc était plus long que mon tronc et il arrivait là. Donc quand j’étais assise, eh bien le crochet était plus vraiment accroché là. Là, je me suis retournée comme ça et là, j’ai senti : pouf! T’sais comme un côté qui est tombé comme ça! Donc, j’ai mis ma main sur mon sein et j’ai dit : bonjour monsieur Bob Rae! Ah! Et là, on faisait semblant que bah, on n’a rien vu, on n’a rien vu. Sauf que, il était debout, il y avait une vue en plongée dans… et les caméras avaient vu que j’étais dans un problème comme « wardrobe dysfunction », qu’ils disent. Et donc j’entends les gens qui courent. Kim! Wardrobe dysfunction, dysfunction! Là, il y a une couturière qui vient et qui a vraiment rattaché… là je pouvais plus l’enlever, la robe, c’était fini. Là, même pour aller à la toilette, y’a quelqu’un qui vous suit, t’sais juste pour être sûr que vous revenez à la table.
Et là, les photos et tout ça, le lendemain, arrivent et là je me reconnaissais pas.Là, je me dis, bien voyons! Mais déjà, pendant le tapis rouge, je trouvais que c’était bizarre parce que j’avais un très gros ventre. Je le tenais comme si j’étais enceinte. J’ai dit : oh! Mon Dieu, le train, le train t’sais, ça nous fait gonfler et puis, ah, c’est vraiment désagréable! Ben non, vous savez quoi? J’ai porté la gaine à l’envers!J’avais les fesses là, plates comme le plancher, c’était comme ça et en avant, j’avais un beau ventre de femme enceinte de trois mois. En tout cas, la bonne nouvelle, c’est que j’ai pas gagné donc je suis pas allée sur scène avec mon t’sais, et avoir défait toute la robe. Non, mais, c’est ça ma vie. C’est pas ça hein que vous vouliez que… non? Là le CALQ et la Grande Bibliothèque vont faire comme OK plus jamais elle, t’sais on est supposé parler de littérature et donc oui, là il y a une question sérieuse là qui arrive.
Public (Françoise) : Bonjour!
KT : Bonjour!
Public (Françoise) : C’est ça, je suis Françoise et je suis avec mon groupe d’étudiants, qui est en francisation, mais dans un cours d’écriture. Tous les matins, mes étudiants et moi, nous décortiquons vos textes, mot à mot, à la virgule près, nous expliquons chaque virgule, chaque mot et nous analysons les phrases que vous faites. Donc ça peut durer un an. Il y a des étudiants qui restent un an avec moi, donc on est passé à travers Ru. Et là, on est rendu à Mãn, et il y a une page exceptionnelle dans ce livre qui fait beaucoup parler et qui fait beaucoup réagir mes étudiants, c’est la page dans laquelle vous parlez des hommes. En fait, c’est pas vous. C’est votre narratrice.
KT : Oui, oui! Mais qu’est-ce que j’ai dit?
Public (Françoise) : Je dis toujours, ce n’est pas Kim Thúy, c’est la narratrice.
KT : Je sue!
Public (Françoise) : Oui! Je me suis dit que je pouvais vous poser cette question vu que vous parliez de votre gaine, c’est pas… Donc, la page, c’est la page qui commence par « J’aime les hommes de la même manière, j’aime les hommes mariés ». Ça vous dit quelque chose?
KT : Oui!
Public (Françoise) : Voilà. C’est les hommes, d’accord? Au doigt, etc. Vous l’avez reconnue?
KT : Oui!
Public (Françoise) : Donc j’aimerais que vous nous parliez de cette page parce qu’elle fait énormément réagir. Moi, je l’utilise pour l’analyse des pronoms parce que…
KT : On a discuté de ça dans la loge!
Public (Françoise) : C’est vrai? Vous avez utilisé les pronoms merveilleusement bien dans cette page. On cherche les antécédents de tous les pronoms et j’aimerais que vous nous parliez de cette page.
KT : D’accord! Allez, on est capable. De un, je pense que c’est la seule page sexy dans tous les livres et je me félicite toute seule d'avoir écrit une page sexy. Et je me dis peut-être que les hommes liraient ne serait-ce que pour cette page-là. J’espérais. Et étrangement, beaucoup de lecteurs, quand ils viennent vers moi, et qu’ils sont des hommes, bah ils soulèvent cette page et donc je connais même le chiffre, la numérotation de la page parce qu’ils me le disent : Ah oui alors madame, la page 109 là genre…
Mais évidemment, c’était métaphorique dans le sens où à l’époque de Ru, je crois que je voulais illustrer cette absence d’attachement en fait à un lieu. J’ai la chance d’être née très flexible en fait. Je suis heureuse partout où je vais. Pour moi, dès que j’arrive quelque part, c’est déjà ma maison. En 24 heures ou moins même. Et je sais que dernièrement, j’étais dans un hôtel et je parlais un ami, je disais : ah oui oui, je vais aller prendre le petit-déjeuner comme d’habitude, mais c’était ma deuxième journée, c’était mon deuxième petit-déjeuner et déjà pour moi, c’était comme d’habitude, je vais manger la même chose. Mais c’est pas donc… Je m’adapte très, très très rapidement. Et donc je voulais, je me disais : ah peut être qu’il y a une absence d’attachement à un lieu, à un endroit, à une personne. Et c’est vrai qu’il y a très… j’ai pas le sentiment de manque.
J’aimais beaucoup beaucoup ma grand-mère, vraiment, c’était une reine pour moi dans ma vie, et elle est décédée il y a quelques années à 92 ans. Donc on l’a eue quand même pendant très longtemps, on a eu le privilège de l’avoir avec nous. Elle était lucide jusqu’à la fin et je me disais : oh! Mon Dieu, après son décès, peut-être que je vais sentir le manque. Voyez que, et puis, non. Parce qu’elle est là, elle est dans ma tête, je la vois, je l’entends, je sais quel genre de commentaires elle ferait si elle était dans la salle aujourd’hui. Et donc je voulais illustrer ça, si vous voulez, et quand on parle d’absence d’attachement, on croit toujours que c’est négatif, mais en fait non. C’est aussi positif parce qu’on traîne ces personnes-là ou on est juste dans le présent, on est juste là. Et je pense que je l’ai écrit dans le livre de recettes justement, que l’avantage que nous avons les Vietnamiens, c’est que les verbes n’ont pas de temps. Il n’y a pas de temps de verbe. On est toujours à l’infinitif et donc quand on est à l’infinitif, on n’a pas le passé composé, l’imparfait, plus-que-parfait. Plus-que-parfait, vous imaginez? Comment est-ce qu’on peut être plus que parfait? Mais aussi, on n’a pas de conditionnel, on n’a pas de subjonctif. Et quand vous n’avez pas ces temps de verbes, votre tête ne peut pas penser en subjonctif et en conditionnel. Évidemment, la France était présente au Vietnam pendant 100 ans, donc on pourrait croire que la langue française a influencé la langue vietnamienne sauf qu’il y a pas eu d’influence. Alors que dans la cuisine vietnamienne, on a eu beaucoup d’influence de la cuisine française, dans toutes sortes d’autres sphères de la vie aussi, mais la langue est restée pareille, même si elle a été alphabétisée par la France. Parce qu’avant, on écrivait avec des caractères et la France est arrivée et elle l’a transformée en alphabet romain. Et donc la forme même de la langue a été changée. Mais étrangement la structure n’a pas été changée, donc je me suis dit : ah, peut-être parce que la mentalité vietnamienne est arrivée avant la langue donc c’est la mentalité qui contrôle la langue et non pas l’inverse. Mais en même temps, les études ont démontré que la langue qu’on parle affecte beaucoup la façon qu’on voit. Il y a une tribu en… je sais plus où… loin, où ils n’ont pas de mot pour la droite et la gauche. C’est toujours nord, sud, c’est toujours par points cardinaux nord-sud, est-ouest, donc quand on vous demande où est le verre d’eau, il dit, il est à nord-est. Et moi, j’aurais été perdue complètement. Je sais pas où est le nord. Mais eux, ils savent toujours où est le nord parce que c’est dans la langue et dans le langage et donc je peux pas encore expliquer comment, vous voyez, et je pense que c’est grâce aussi à cette langue-là qu’on n’a pas d’attachement pour le futur ou pour le passé. Ceci dit, la langue française est magnifique parce qu’elle est capable de refléter la sophistication de notre cerveau, de faire la différence entre un passé simple et un passé composé. Vous imaginez, c’est quand même fou qu’on soit capable… Ben je suis pas capable, par contre.
Il y a des thèses écrites sur les Asiatiques qui ne sont pas capables de maîtriser les temps de verbes aux États-Unis. Il y a quelqu’un qui a écrit un doctorat là-dessus et je fais partie de celui-là. Ben, vous voyez, je retombe toujours dans le présent parce que je ne sais pas comment utiliser les temps de verbes. Mais le français a cette qualité de pouvoir refléter toutes ces nuances-là, ces fines nuances-là, encore plus que l’anglais, en fait. Et donc je pense que je voulais juste être sexy. Ouais, un peu, ouais voilà.
Public (Émilie) : Bonjour, je m’appelle Émilie, je suis enseignante de français au secondaire. On est là-dedans, le choix des mots, Kim. Je pense qu’il y a quelques années, tu étais là porte-parole du Robert.
KT : Oui, du Robert.
Public (Émilie) : Est-ce que tu es spontanée quand tu écris un roman? Est-ce que tu vas chercher le mot juste? Donc si tu peux nous parler de ça…
KT : Ah mon dieu! Je peux vraiment passer une journée juste pour trouver un mot. Un mot. Et je me souviens encore, parce que c’est vitré derrière où est-ce que je m’assois pour écrire et mon mari est revenu comme ça. Et je le voyais venir, puis là il voyait que je faisais des gestes comme ça. Et c’était pendant Ru. Donc, il y arrive pis il me dit : dis-moi, est-ce que t’aimerais pas aller écrire dans un café? Parce qu’il pensait que j’étais en train de virer sur le capot. J’ai dit : pourquoi? T’sais, il y a trop de bruit, je pourrais pas parce que j’ai besoin d’entendre les mots. J’ai vraiment besoin d’entendre le son des mots et tout ça. Donc des fois, quand je me relis, je mets même les doigts dans les oreilles juste pour être sûre que j’entends les mots dans mon crâne. Ça sonne vraiment bizarre, mais vous voyez, parce que ce sont des mots appris, donc j’ai besoin de marcher autour du mot comme on parle du champ sémantique d’un mot, parce qu’un mot peut avoir tellement de sens, de subtilité, de nuances et tout ça.
Et étant donné que je suis pas née dans la langue française, j’ai besoin de marcher dans ce champ-là pour bien saisir le mot, ne serait-ce que par exemple. Je sais pas le mot « bise ». On pense seulement que c’est un bisou, mais en fait, « bise » c’est aussi un vent. Mais à quel moment on utilise le mot « bise » en tant que vent? C’est très rare qu’on l’entende, donc je dois aller chercher, lire sur le mot « bise » et là. Eh bien, j’ai passé ma journée à juste chercher le sens et la façon d’utiliser le mot « bise ». Et donc il vient comme ça et il dit : alors, comment était ta journée? J’ai dit : j’ai trouvé le mot que je cherchais. Le mot? Oui, un mot. Je l’ai trouvé, c’est exactement ça. J’efface énormément. Vous pouvez dire à vos étudiants que j’efface 70 ou 80 % de ce que j’écris, pis pas seulement effacer là, je jette dans la poubelle, je vide la poubelle juste pour être sûre qu’il y a personne qui a vu ça, ni moi d’ailleurs, parce que sinon j’aurais trop honte. Donc, je jette beaucoup. Je pense que mon travail est plus « jeter » qu’écrire. Donc sur le clavier, c’est le bouton « delete » qui est le plus utilisé en fait. Et donc oui, chaque mot. Parce que chaque mot a un poids, a une texture. Et dans Mãn je pense que j’en ai parlé, par exemple, le mot « mélancolie » et « nostalgie » n’a pas la même couleur et n’a pas le même poids ou même, la même forme. Pour moi, « nostalgie » est peut-être plus une boule, alors que la mélancolie, c’est plus un nuage. Alors que, ben c’est ça. Il n’y a aucune image rattachée à tout ça. Je me demande si ce n’est pas parce que la langue vietnamienne, qui est d’origine chinoise, était une langue créée à partir des images et non pas à partir des sons.
La langue française est créée avec des sons et à chaque fois qu’on veut créer un nouveau mot, on ajoute un son. N’est-ce pas? « Constitution » que je donne tout le temps parce que ça va très long… très très longtemps. Donc « constitution », « constitutionnel », « constitutionnellement », « anticonstitutionnellement », donc vous ajoutez et c’est à l’horizontale. Alors que la langue vietnamienne est vraiment à la verticale parce qu’on a qu’un seul son. C’est une langue monosyllabique. Et donc on n’a pas le choix de jouer avec les tons parce qu’au départ, c’est une langue à image. Donc quand on regarde l’image, on peut deviner, comme le mot, je sais pas moi, « rivière », « sauce de soja » et « bière », dans les trois, vous avez le caractère « eau ». Donc, même si on sait pas c’est quoi, on regarde le caractère, on dit il y a de l’eau dedans. On sait pas comment le dire, mais on sait qu’il y a de l’eau, on sait pas c’est quoi, mais y’a de l’eau. Et très souvent la combinaison va nous permettre d’imaginer c’est quoi. Et le plus joli, je trouve, c’est « sourire », c’est un œil, le caractère « œil » et le caractère « grain de riz », le riz. Pourquoi? Parce que quand on sourit, eh bien, nos yeux deviennent aussi petits qu’un grain de riz. Vous voyez? Donc c’est une langue à image. Et « repos », c’est vraiment un arbre et une personne parce qu’à l’époque, quand on faisait une sieste, on s’accotait après un arbre. Donc, c’est une personne et un arbre et ça donne « repos ». Donc même si on sait pas prononcer, on est capable de deviner un peu ce que le mot veut dire, alors qu’en français il y a rien. Il n’y a aucune image qui vient des sons en fait. Là, je vous dis tout ça, mais c’est pas vrai parce que j’ai jamais appris le vietnamien avec les caractères. J’ai appris le vietnamien avec l’alphabet romain. Ça fait longtemps, t’sais depuis 1800, que le vietnamien s’écrit avec l’alphabet romain, mais je pense que ça reste quelque part dans le langage. Y’a beaucoup d’images.
Public : Quel est le projet sur lequel vous travaillez en ce moment?
KT : Ah oui, le projet! Le projet, je recommence beaucoup, beaucoup, beaucoup beaucoup quand j’écris. C’est sûr qu’il y a une idée de départ, mais comme dans vie, l’histoire que je voulais raconter est après la dernière ligne que vous avez lue. En fait, j’ai jamais réussi à écrire l’histoire que je voulais écrire alors que j’avais dit, j’avais raconté l’histoire au complet à tous mes éditeurs que je voyais à l’étranger, en Suède, en France. Je partais, oui, c’est ça l’histoire… puis là, quand ils ont reçu le manuscrit, ils étaient comme ben ouais, où est ton histoire. Donc je parle beaucoup du sujet, mais quand on écrit, étrangement, les personnages nous emmènent ailleurs et je me donne la liberté de les suivre en fait. Comme en ce moment, ça fait déjà, je sais pas 15 fois, que je recommence le livre que j’ai en tête. Et chaque fois, je dis toujours : ah mon Dieu! Mon Dieu! C’est ça, c’est ça, c’est ça! Puis là, une semaine plus tard, ah non c’est pas ça. Poubelle. Et là, je recommence et donc il y a plus personne qui s’excite à la maison quand je dis : ah c’est ça, c’est ça, je suis sur mon X! Puis, là non donc... Mais là, je pense que j’y suis là parce que ça fait un bon bout que j’ai pas le goût du tout de recommencer et on croit qu’on perd ce qu’on avait fait, mais en fait non. C’était un cheminement nécessaire. C’était de passer d’une étape à une autre pour arriver quelque part.
Public (Nadia) : Je m’appelle Nadia, je suis immigrante de l’Égypte, d’Alexandrie, alors je sais un peu qu’est-ce que c’est d’immigrer et je me demande comment vous avez fait pour retenir votre langue vietnamienne puisque vous êtes venue ici à 10 ans. Comment vous l’avez appris pour commencer, et est-ce que vous êtes déjà retournée chez vous et comment ça se passe là-bas?
KT : J’ai eu la chance, c’est ça… Si je ne suis pas retournée au Vietnam, je crois que je n’aurais pas du tout pu écrire les livres que j’ai écrits, tout simplement parce qu’il y a eu un réapprentissage du Vietnam, de la culture vietnamienne, en général. J’ai quitté le Vietnam à l’âge de 10 ans, donc le vietnamien que j’avais, c’est un vietnamien d’enfants. La mémoire était aussi la mémoire des parents, aussi, beaucoup, qui a nourri la mienne.
Public (Nadia) : Mais l’écriture?
KT : Mais quand je suis retournée travailler, j’étais avocate, donc j’étais envoyée par le bureau, vous connaissez peut-être Stikeman Elliott ici qui avait un bureau, qui avait un projet au Vietnam et qui m’a envoyé là-bas. Et et là j’ai pu refaire connaissance avec la culture vietnamienne, mais avec des yeux de Québécoise, avec les yeux d’une francophone. Donc tout à coup, je découvrais une langue, mais par rapport à la langue française, donc je suis toujours en comparaison. Par exemple, le mot « Ru » en vietnamien, c’est un mot qui veut dire bercer un enfant jusqu’au sommeil, mais c’est un mot au quotidien que tout le monde utilise tout le temps et donc il n’y a plus personne qui voit la poésie de ce mot-là, vous voyez. Mais j’ai essayé de trouver à l’inverse, en français ou en anglais, un mot qui dirait ça, qui dirait tout ce geste-là avec un son : « bercer un enfant jusqu’au sommeil ». Non, ici on met l’enfant au lit et tout ça, mais il y a pas cette notion-là. Et je dis, mais quel beau mot! Quel beau mot! Et ça, si je ne connaissais pas le français, je n’aurais jamais pu apprécier la langue vietnamienne et grâce à ça, je vous dirais, je suis allée à la découverte de la langue vietnamienne en tant que, presque en tant que occidentale qui arrive là, en tant que francophone. Le seul avantage, c’est ça, c’est que j’avais déjà une fondation, un début, donc je peux aller un peu plus rapidement que quelqu’un qui ne connaissait pas du tout la culture vietnamienne, voilà.
Je m’appelle Nicolas Ouellet et vous venez d’écouter Dialogues, un balado produit par le Conseil des arts et des lettres du Québec, en partenariat avec le journal Le Devoir, BAnQ et Savoir Média. Musique et montage : Magnéto
Si vous avez aimé ce balado, poursuivez votre écoute dans les prochains épisodes avec Michel Tremblay, Joséphine Bacon et Michel Marc Bouchard.