Transcription
Je m’appelle Julie Laferrière et vous écoutez Dialogues, un espace de rencontre entre deux créateurs qui explorent ce qui les distingue et les unis, tant sur le plan créatif que générationnel.
Cet épisode donne la parole à l'écrivaine Clara Dupuis-Morency qui, en 2018, a publié son premier roman, « Mère d'Invention ». Et à la poète, romancière et dramaturge, Nicole Brossard. Elles se sont rencontrées déjà dans le passé, et se retrouvent aujourd'hui autour du roman de Clara.
D'entrée de jeu, je demande à Clara, puis à Nicole de se présenter et de se définir.
Clara Dupuis-Morency (CDM) : Donc moi, j'imagine que j'existe maintenant comme écrivaine, auteure de cette œuvre, « Mère d'invention », qui est une première œuvre d'écriture. Et qui est née après un parcours de lectrice, je dirais. Donc je suis écrivaine, c'est comme ça que je me définis (maintenant que j'en ai le droit!), mais avant tout, je pense que je suis une lectrice.
Nicole Brossard (NB) : Je me définis d'abord et avant tout comme poète, mais j'écris toujours poète, romancière et essayiste. Mais c'est d'abord une posture de poète, je pense, qui me fait regarder le monde et lire une partie de la réalité.
Pour l'essai, je suis quelqu'un qui essaie de comprendre. Depuis longtemps, j'écris pour comprendre. C'est un des plaisirs dans la vie, essayer de comprendre, de reconfigurer, de restructurer la réalité. Mais ce sont les trois mots qui viennent le plus spontanément à l'esprit : poète, romancière et essayiste.
Clara, comment vous imaginez-vous, si vous commenciez votre carrière en 1965?
CDM : C'est très difficile de s'imaginer vivre dans ce qu'était la communauté du Québec de 1965—parce que c'était d'abord la communauté dans laquelle vous arriviez, n'est-ce pas Nicole, la communauté littéraire québécoise? Je pense que la différence, c'est que Nicole vous êtes arrivée dans cette communauté avec la publication comme une jeune auteure; c'est-à-dire, vous étiez dans le début vingtaine, je crois?
NB : Oui, j'ai publié mon premier recueil, j'avais 22 ans.
CDM : Voilà. Alors que moi, j'en ai 33. Donc je l'ai publié à 32 ans, dix ans plus tard. Forcément, on arrive dans le monde différemment.
Ça fait partie des choses que je voulais vous demander : je ne sais pas ce que c'est, de publier une première œuvre si jeune. On peut écrire, oui. On peut avoir des projets, on peut écrire seule chez soi pendant des années. Mais d'être dans la publication à 20-22 ans, durant cette période de turbulences (1965). Comment l'avez-vous vécu?
NB : C'était oui une époque de turbulences mais qui était extrêmement positive, parce que tout était possible. Donc on pouvait construire ou s'affirmer. Je dis on, parce qu'avant d'être une mère et d'être féministe, j'étais un ange révolutionnaire. Donc je n'avais pas, théoriquement, la problématique du féminisme en tête. Le travail de la conscience féministe a permis, par la suite, un questionnement. Et la maternité aussi. Et donc, j'étais dans un monde d'hommes. Dans un monde politique aussi, parce que la vie politique était aussi importante que la vie littéraire. Ça jaillissait du côté de l'imaginaire, mais ça jaillissait aussi du côté du politique, voire même du côté de la violence politique.
Et c'est pour ça que tout à l'heure j'allais vous poser aussi la question : qu'est-ce que ça signifie publier aujourd’hui? Réfléchir, aujourd'hui? Peut-être est-ce prématuré comme question... déjà il y a eu un certain travail qui s'est fait. Quelles sont les questions qui remontent à la surface?
D'ailleurs, j'ai beaucoup aimé votre titre, Mère d'invention, parce que c'était un saut énorme d'y ajouter le mot d'invention. Ça, c'est merveilleux! C'est la preuve que tout est toujours à refaire dans l'imaginaire.
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Est-ce que ça vous embête, Nicole, quand on vous qualifie de pionnière? Est-ce que c'est quelque chose que vous revendiquez ou qui est lourd à porter?
NB : C'est certainement à porter, très certainement. Parfois on est parmi les premières à regarder dans une direction ou à vouloir reconfigurer dans une autre direction. Mais il y en avait beaucoup. Je pense à des femmes comme Louky Bersianik, France Théorêt, Jovette Marchessault à l'époque. Il y avait des choses nouvelles aussi, comme la question de l'amour lesbien. J'ai toujours dit qu'il y avait deux éléments : un élément qui faisait de moi une femme comme toutes les autres, était le fait d'être mère. Et l'autre élément qui faisait de moi une femme différente de toutes les autres, était le fait d'être une amoureuse lesbienne.
CDM : Est-ce qu'il y a eu un moment où vous vous êtes doutée que ça resterait aussi marginal, du moins dans la littérature, la question de l'amour lesbien? Même si aujourd'hui on a l'impression d'être encore dans le LBGTQ+, alors que dans le fond, on l'est très peu. Dans la création et la publication, est-ce que vous avez pensé qu'avec le temps, ça deviendrait beaucoup plus commun ou répandu?
NB : Ce ne sont pas des questions qui se sont posées... J'essayais d'énoncer, de dire les choses, de les publier. Beaucoup de femmes se rencontraient à l'époque aussi, il y avait beaucoup de discussions. J'écrivais. J’étais dans le moment, dans l'action. Dans le travail de compréhension, le « travail d'illumination ». J'étais dans le plaisir de l'écriture, dans la recherche et ce n'est pas le type de questions que je pouvais me poser à l'époque. Je pense qu'aujourd'hui, il y a un accomplissement qui s'est fait dans la société québécoise, il y a des assises très marquées, dans le sens positif du terme. Alors qu'à l'époque, il fallait faire. On écrivait —oui maintenant je peux parler d'un cheminement et d'une transformation à l'intérieur de mon travail— mais à l'époque j'écrivais, un point c'est tout. J'écrivais, je questionnais, j'affirmais, j'énonçais.
Comment, Nicole, on se formait à l'écriture? Clara, par exemple, vous avez un parcours universitaire, dans lequel vous êtes toujours. Un doctorat, des études postdoctorales. Comment on rencontrait l'écriture quand on est une femme dans les années 1960?
NB : Je pense que tout commence par la lecture, et particulièrement au Québec, il y a la rencontre des poètes. Les poètes québécois du pays, les jeunes poètes de la modernité.
Et la rencontre des poètes haïtiens, comme Serge Legagneur, Roland Morisseau, Anthony Phelps, qui apportaient à l'écriture une dimension plus lyrique mais qui était intéressante quand on voulait la combiner avec une certaine modernité. Ça permettait un certain questionnement.
Mais ce qui nous emmène à écrire c'est la lecture. C'est le plaisir de la langue, le plaisir du texte. Je me rends compte encore aujourd'hui, quelle que soit la beauté des thématiques, que ce qui me passionne, c'est l'émerveillement devant l'écriture. D'ailleurs c'est un des éléments qui a fait que j'ai été particulièrement intéressée par votre livre. Parce que d'un côté il y a un questionnement, oui, sur la maternité, sur l'avortement, sur le vécu d'un professeur. Mais c'est le mot « écriture » qui gère tout le déploiement de l'univers qu'on trouve dans votre livre.
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Mère d'invention est le premier roman de Clara. Un récit qui raconte notamment l'histoire d'une femme, d'un avortement, d'une naissance, du rapport au corps et au monde.
CDM : Moi j'aime bien penser que, sauf certains écrivains qui explorent peut-être un peu le féminin, les textes de femmes sont parfois davantage des textes de corps. Donc pas nécessairement qui parlent du corps, mais qui sont des corps. Qui suivent le mouvement organique.
NB : C'est aussi le rapport au temps, le rapport au fragment, le rapport à la discipline, le rapport à la lecture. Votre livre fait partie des livres que je lis lentement, parce qu'il donne toujours à réfléchir et possiblement à écrire.
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Est-ce que vous faites des corrélations entre vos thèmes, vos préoccupations, vos inspirations et ce que vous retrouvez dans le roman de Clara?
NB : Il y a la question de l'écriture, je sens son amour pour l'écriture. J'ai un texte qui s'intitule « l'amèr, ou le chapitre effrité », et le texte commence par : « J'ai tué le ventre ». Dont commence « Mère d'invention » qui pose la question, mais différemment.
C'est quand même magnifique avec un espace générationnel, différentes époques, mais il y a des choses qui sont profondément inscrites.
NB : Le vocabulaire change et il y a des mots qui restent les mêmes, mais qui ne veulent plus dire la même chose en lien avec la maternité. Dans le féminisme des années 1970, nous nous disions que nous aurions les enfants que nous voulons, que nous voudrons. Mais aujourd'hui, avec la nouvelle technologie, la question se pose différemment : la question des mères porteuses par exemple. Donc il y a un questionnement nouveau autour du terme « mère ».
CDM : Par rapport à l'avortement, j'ai essayé d'explorer dans une partie du livre l'aspect « horrible » du geste d'avorter. Quand j'ai appelé ma mère, de Berlin, et que je lui disais que j'avais cette honte et que je me sentais coupable, pour elle qui avait travaillé dans les années 1970 dans des cliniques de femmes, qui avait aidé à fonder des cliniques pour permettre l'avortement, elle comprenait ce sentiment intemporel. Comme quoi il y a des choses qui ne progressent pas nécessairement avec l'avenir.
NB : Effectivement.
Je reviens toujours à l'acte d'écrire, parce que c'est ma façon de vivre, de respirer. Mais je me suis entendue répondre récemment, à la question « Qu'est-ce qui réunit les femmes? » en répondant par « le ventre ».
Parce que il y a plein de questions autour du mot « ventre » : il y a la vie, il y a la mort (beaucoup de femmes sont mortes en accouchant jadis). Il y a le futur aussi, je parlais tantôt du vocabulaire qui vient avec les nouvelles technologies. Donc la question du ventre, en fait, elle est au cœur de l'humanité aujourd'hui. Mais on ne la discute pas encore assez; c'est-à-dire qu'on devrait la discuter d'une autre façon. Déjà quand vous dites Mère d'invention, déjà on a une proposition très intéressante et je pense qu'il va falloir de l'invention, mais en relation avec le ventre et l'humanité. Avec la naissance, la mort et la mélancolie qui nous fait écrire les livres.
CDM : Ça me fait penser, la question du ventre, la question du féminin, la question du neutre. C'est quelque chose qui a traversé votre œuvre. Vous avez traversé la question d'une écriture du neutre, la question d'une spécificité du féminin par rapport à un effacement des différences. C'est quelque chose qui reste, qui revient aujourd'hui de façon tout à fait pertinente. Est-ce que dans les revendications politiques, on peut écarter une spécificité du féminin? Comment on négocie cette spécificité-là?
NB : Il a fallu rendre visibles les femmes. Les femmes sont hyper visibles sexuellement, mais elles sont invisibles pour tout le reste. Donc il fallait dire « J'existe. Voici comment j'existe. Et je veux changer cette partie de mon existence qui vient du patriarcat ». Donc il y a eu une affirmation et par la suite, de l'action.
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Est-ce que vous avez toutes les deux des façons d'exercer l'écriture qui s'inscrivent dans un rituel?
NB : Moi je l'ai eu longtemps; j'écrivais tôt le matin systématiquement. Maintenant j'écris d'une manière plus fragmentée, qui correspond à la façon dont nous recevons le monde. Maintenant, nous avons mille et une sources d'information différentes qui nous distraient, donc ça a changé ma manière d'écrire.
Pendant longtemps, j'ai dit que je n'écrirais que chez moi. J'aimais avoir mes livres et ma bibliothèque à portée de main. Maintenant, j'ai besoin d'être ailleurs, comme beaucoup d'écrivain.e.s.
CDM : Je vais avoir des grandes périodes où mon esprit est en jachère, des choses vont se digérer, des choses vont être en préparation et je vais plus absorber. Et, à un moment donné, ça devient insupportable parce que je sens que quelque chose veut se faire sans être encore prêt à se faire. Je pense que le corps et l'esprit essaient toujours de nous ramener vers un état stable. Alors que l'écriture nous ramène à un état instable d'excitation et d'intensité— du moins, pour moi. C'est comme si le corps essayait de me prémunir de l'écriture, de créer une distance jusqu'à tant que ce ne soit plus possible.
Autrement je vais être dans des phases où je vais écrire de façon continue pendant des mois. En même temps c'est contradictoire, parce que j'irais très mal dans ma vie si je n'écrivais pas. Mais en même temps, écrire n'est pas synonyme de santé. Donc oui, j'en ai besoin et je dépérirais si je n'écrivais pas, mais ironiquement dans les phases où j'écris beaucoup, ça ne va pas très bien.
NB : C'est qu'en fait, on ne peut pas tricher avec l'écriture. Par exemple avec les pronoms qu'on utilise. Normalement, ça va peut-être un « je », un « tu », un « vous ». Il y a différents sentiments qui commandent les pronoms. Il y a aussi la poésie, la prose. Je me souviens, j'étais prête à écrire un roman, puis j'ai écrit, j'ai écrit, mais j'ai attendu pour réaliser le roman. Mais la poésie a voulu s'installer. Et la poésie est restée marquée par un désir de prose. La poésie a écopé du désir de prose qui était en moi.
Et il y a aussi des moments d'écriture que l'on ne choisit pas. C'est-à-dire être en amour, les peines d'amour, les deuils. En général les écrivains écrivent toujours leur meilleur livre après la nécessité de reconstruire le sens. Parce que le sens disparaît. Ou après une extrême joie ou par l'extrême douleur. Le sens disparaît. Ce qui fait que beaucoup se mettent à l'œuvre à ce moment-là. Parfois des gens n'écrivent qu'un seul livre dans leur vie. Et l'écriture peut être douloureuse. Moi je dis toujours que j'ai le malheur d'être une écrivaine heureuse!
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Comme la rencontre des deux écrivaines s'est produite dans le cadre de la remise du prix Œuvre de la relève à Montréal, j'ai voulu savoir quelle était leur lecture du terme « relève ».
CDM : Je suis retournée un peu à l'historique du terme « relève » et d'abord, j'ai vu que c'était un terme très masculin. C'est un terme militaire, assez récent dans l'histoire du 19e siècle. C'est un terme lié à l'armée, au fait que les soldats vont relever les soldats précédents, en relevant la garde. Donc au fond, c'est une certaine idée de l'art et de la progression de l'art qui s'en va vers l'avant. Comme si la relève venait remplacer la génération d'avant, allait relever la garde de ses charges pour assurer la position. Pour moi, ça me semblait très masculin.
NB : La relève assure la continuité, par définition. La relève assure la continuité d'un rapport métaphorique essentiel qui passe par l'être. C'est-à-dire qu'on ne veut pas quitter l'être. Qui s'est manifesté à travers l'écriture, d'abord, puis la littérature par la suite. Mais fondamentalement, c'est ce qu'on ne veut pas quitter, notre humanité. À travers l'amour que l'on porte envers les arts et la littérature. La relève assure la continuité. La relève n'assure pas la rupture.